Vitrine 7 – Neupré

Rognac, mince îlot de forêt séculaire

Depuis que je m’intéresse aux forêts anciennes, aux arbres morts et sénescents, on me parle de Rognac. Ce bout de forêt serait comme une lanterne minuscule perdue au milieu d’un océan de territoires exploités à outrance. Aujourd’hui, je peux en témoigner, arriver à Rognac pour découvrir le site pour la première fois n’est jamais un événement banal.

Liberté unique et inspirante

« Je n’étais pas triste. Rognac ne l’était pas non plus. Ma première impression subsistait : charme et douceur. Entre vie et mort n’existait ici aucune rupture : indissociables l’une de l’autre, jumelles, elles semaient ensemble la quiétude. » Extrait d’un texte de Jean-Jacques Didier publié dans le livre de Benjamin Stassen en 1999, « La forêt des ombres ». Un livre qui interroge notre regard sur la forêt naturelle, sauvage et désordonnée et dont la plupart des images ont été réalisées il y a une petite trentaine d’années à Rognac.

Pourquoi tant d’intérêt pour un site somme toute assez petit ? En quoi ces 12 hectares de bois feuillus seraient-ils si différents des larges forêts encore présentes aux alentours ? Une forêt n’est pas l’autre et celle-ci se différencie par sa gestion. Ou plutôt par sa non gestion car c’est bien exclusivement la dynamique naturelle qui est ici à l’œuvre et cela depuis 150 ans au moins (1). Les seules tronçonneuses ponctuellement en action dans le site servent à dégager sobrement des chemins d’accès (2). Pour le reste, ce sont les arbres, le vent, les insectes ou encore les champignons qui décident de l’évolution du paysage.

Un donateur visionnaire

L’histoire contemporaine de ce site remonte à l’année 1978 lorsque le propriétaire de l’époque, le Docteur Tilman, décide de léguer sa propriété à l’association de protection de la nature RNOB (devenue aujourd’hui Natagora) avec des directives très claires visant à laisser évoluer la forêt naturellement et à en étudier la richesse biologique. Le site est officiellement reconnu réserve naturelle agréée en 1992 et l’essentiel de la surface est alors repris en réserve intégrale, soit une libre évolution de l’ensemble de la forêt (3).

Aujourd’hui, Rognac continue à faire figure d’exception. Lever le pied sur la production dans des terres fertiles du Condroz n’est pas facile à entendre pour les propriétaires riverains. Même au sein de Natagora et vu les multiples urgences de protection, il reste difficile de trouver des moyens pour acquérir une forêt simplement dans le but de « la laisser aller ». Ce constat était déjà dressé en 1999 par Emmanuël Sérusiaux dans le livre précité de Benjamin Stassen. Il existe, dans l’ensemble de la société y compris chez les naturalistes, une difficulté à reconnaître la capacité d’une forêt naturelle à générer une mosaïque de niches écologiques sans intervention humaine. Les positions évoluent cependant et on pourrait espérer voir se multiplier les Rognac à l’avenir. Mais c’est bien le temps et le recul qui crée la richesse biologique, il faudra donc accepter de patienter tout en gardant le cap d’un lâcher prise complet.

En 2024 et depuis trois ans déjà, c’est notamment Frédéric Degrave qui veille à la destinée de ce site exceptionnel. Employé chez Natagora, il y emmène occasionnellement des groupes : Étant donnée la fermeture au public hors visites guidées, on sent que les visiteurs se sentent privilégiés d’avoir accès à un “musée vivant” et profitent de leur moment sur le site. Même les groupes de taille importante restent discrets et contemplatifs.  Il y a une sorte de fascination pour les gros arbres et ce joyeux désordre dont j’essaie d’expliquer l’intérêt.

Un site qui marque chaque visiteur

Même si il connaît bien le site, Frédéric est aussi à chaque fois sous le charme du lieu : Rognac est pour moi une petite bulle de nature proche du tumulte de la ville et des lotissements, très proche finalement. Sur place, je ne peux m’empêcher de penser avec bienveillance aux naturalistes qui y ont vu un intérêt alors que peu de monde s’intéressait à la protection de la nature. Ils ont parcouru ces mêmes sentiers. Les arbres, même si ils se sont un peu élargis, ne sont certainement pas très différents. Un passage par la réserve est souvent l’occasion de relativiser notre importance et de reprendre conscience de notre condition de mortel. Les arbres nous regardent passer.

Aujourd’hui, l’intérêt d’un site comme Rognac va au-delà de son rôle de refuge stratégique pour une série d’espèces. C’est aussi un endroit extraordinaire et parfait pour échanger avec les citoyens sur notre relation au vivant et à la forêt : faire partie de la nature ou la dominer ? Disposant d’un riche passé historique avec des traces encore bien visibles (moulin, chemin charretier, voie de tramway, étang, etc.), le site est également et paradoxalement l’occasion de mettre en avant l’intense occupation humaine du passé. On peut y constater le rapide retour de la nature dès que l’homme y a fait un pas de côté.

Un bémol tout de même : “Malgré la réputation de la réserve, peu d’études se sont réellement intéressées à décrire les cortèges d’espèces liées à la présence d’un gros stock de bois mort (insectes, champignons, etc.). La plupart des données sont antérieures à 1990. Il y aurait certainement matière à de nouvelles évaluations…” Les dernières données naturalistes mentionnent notamment la présence du prione tanneur (Prionus coriarius), un impressionnant longicorne dont les larves passent trois longues années dans le bois mort en décomposition et d’autres insectes xylophages tout aussi rares comme la petite rhinosseuse (Synodendron cylindricum). Le ver luisant (Lamprohiza splendidula) est aussi bien observé, la salamandre terrestre (Salamandra salamandra) y est courante dans les ruisselets. Chez les fougères, le polystic à soies (Polystichum setiferum) a été récemment observé.

En repartant de Rognac, on ne souhaite qu’une chose : y rester, encore et encore. Continuer à y découvrir des recoins passés inaperçus. Se rendre compte qu’elle ne couvre pas 12 mais 50 ou 100 hectares voire davantage. Se rassurer sur la capacité de l’homme à laisser faire, à ne pas agir, à simplement prendre la place d’un humble et modeste spectateur qui aime ce qu’il voit. Même si le spectacle est inattendu. Surtout si le spectacle est inattendu.

Rognac, laboratoire pour l’écologie forestière et lieu de réflexion sur la gestion sylvicole

En 1994, Tanguy de Tillesse réalise une étude de caractérisation écologique de la réserve naturelle intégrale de Rognac (Caractérisation du degré de richesse et de l’état initial d’une série dynamique : la réserve forestière intégrale de Rognac, Mémoire de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme d’ingénieur agronome des Eaux et Forêts, UCL, 1994). On y discute notamment de l’intérêt de créer une réserve naturelle en forêt sans aucune forme d’exploitation. Petit extrait qui détaille les motivations pour créer une réserve naturelle à Rognac :

“Avant d’aborder les différentes raisons probables de la mise en réserve, nous voudrions préciser qu’il est difficile, encore actuellement de “justifier” une mise en réserve intégrale auprès de la population, car nous faisons partie d’un monde où “rentabilité” est le mot d’ordre, où tout doit constamment avoir une utilité directe et chiffrable. Les Européens ont un mal fou à éviter de considérer la forêt sous son angle économique exclusivement”. Avant d’énumérer les raisons habituelles pour créer une réserve naturelle et où il évoque Terrasson : “Il faut se rappeler que beaucoup (tous) de ceux qui aiment la nature sont sensibles à une émotion venue de la sauvagerie des lieux, de l’exubérance végétale, d’une spontanéité dans l’agencement des espaces et des êtres qui les peuplent, d’un “je-ne-sais-quoi” qui disparaît maintenant, étouffé sous nos équipements dits éducatifs”.

Plus loin, il mentionne un exemple de protection forestière en Allemagne : “Sur 13.000 hectares, à la frontière de la Bavière et de la Bohême, s’étend une forêt, laissée à elle-même. Aucune exploitation forestière n’est pratiquée. Or, la perspective de rentabilité est maintenue, car le parc national, sous sa forme actuelle, permet l’essor du tourisme dont la région bénéficie. Selon un gestionnaire du parc, en renonçant à l’exploitation de la forêt, l’Etat perd environ 24 millions de francs, de plus, la gestion du parc avec ses soixante employés lui en coûte 30. Mais les revenus du tourisme atteignent 210 millions de francs l’an.”

A la lumière de ces éléments, on voit que les 12 hectares de Rognac (surface qui n’a pas bougé depuis la création de la réserve) paraissent bien insignifiants mais ils ont pourtant bel et bien leur raison d’être. Bien plus qu’en 1994 encore. Car les questions et les défis de la gestion forestière sont encore bien plus nombreux et complexes et car un écosystème laissé en libre évolution, même de petite taille, peut nous aider à imaginer d’autres modes de gestion où exploitation et protection seront mieux intégrés.

Découvrir Rognac

Vu sa taille étroite et sa localisation dans un lotissement, la forêt de Rognac n’est accessible que lors des visites guidées réalisées par Natagora. Plus d’info sur cette mythique réserve naturelle et l’organisation des visites sur la ‘page Rognac’ du site de l’association.

A l’instar d’autres vitrines wallonnes de la forêt vivante, Rognac a une longue histoire. En 1979 déjà, son conservateur, R. Dubois, espérait que ce lambeau de forêt puisse devenir un exemple, assurément tel est bien le cas aujourd’hui. Retrouvez sur le site de l’association Mémoire de Neupré, quelques éléments historiques qui font de Rognac, le site forestier exceptionnel qu’il est aujourd’hui.

Enfin, une lecture inspirante pour poursuivre les réflexions soulevées à Rognac : “Les arbres qui cachent la forêt. La gestion forestière à l’épreuve de l’écologie” de Didier Carbiener, chez Edisud, 1995.

 

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(1) Ce qui en fait certainement un des sites forestiers wallons à la plus longue histoire en libre évolution, si pas le site le plus ancien.

(2) Un élément concentre toutefois pas mal de temps et d’énergie des gestionnaires du site, il s’agit du barrage établi à hauteur d’un ancien pont remontant au 19° siècle. Au fil du temps, cet élément artificiel obstruant un ruisseau au régime torrentiel, a bloqué un volume colossal de sédiments, posant de plus en plus régulièrement des problèmes d’obstruction. L’objectif serait aujourd’hui de baisser progressivement le niveau de ce barrage pour voir se redévelopper petit à petit une forêt alluviale sur ces plages d’alluvions. Ce qui permettrait à Rognac d’étoffer encore un peu la gamme des végétations forestières s’y développant librement.

(3) Plus d’information sur les espèces sauvages et les habitats naturels de cette réserve naturelle disponible sur le portail biodiversité ainsi que sur le site internet dédié à Rognac.

 

Ce qu'on y aperçoit...