Vitrine 5 – Liège

Créer des chronoxyles pour sécuriser des chemins forestiers et booster la biodiversité

Au Sart Tilman d’abord et plus globalement autour de Liège aujourd’hui, la “démarche Chronoxyle” fait son chemin dans les parcs et les forêts. Exemples inspirants d’actions humaines pouvant dynamiser la présence du bois mort dans le paysage.

Un campus orienté vers la protection de la nature

Cette vitrine wallonne de la forêt vivante s’expose sur les hauteurs de Liège, au contact direct de l’agitation urbaine. Tout débute dans le Domaine du Sart Tilman, propriété de l’Université de Liège acquise progressivement à partir des années 1950. Un vaste et vert campus de 750 hectares dont 500 hectares sont encore boisés aujourd’hui. Au début des années 1970, lorsque le campus déménage du centre de Liège vers cette colline boisée, l’objectif est aussi d’éviter une urbanisation dévastatrice de ce paysage vallonné alors que la pression immobilière est énorme. Dès 1964 et alors que les outils actuels de protection de la nature n’existent pas encore, un premier périmètre classé au titre du patrimoine est reconnu sur les coteaux de Meuse, périmètre qui sera étendu après la reconnaissance d’un second périmètre classé autour du Château de Colonster en 1986. Dès le départ, une forte conscience de la richesse biologique de l’ensemble du Domaine existe également.

C’est ainsi que, dès 1975, une réserve naturelle privée et dotée d’un plan de gestion favorable à la biodiversité est établie. Cette vocation de protection de la nature est officialisée en 1997 avec la création de la réserve naturelle agréée du Sart Tilman sur une surface totale de 261 hectares à ce jour et dont le gestionnaire est l’université*. Une surface qui pourrait grandir encore à l’échéance 2027 lors du renouvellement de l’agrément.

* A cet égard, l’Université de Liège fait figure d’exception. Les autres réserves naturelles agréées de Wallonie sont gérées par des associations de conservation de la nature.

Une action ambitieuse menée dans la discrétion

Le service en charge des espaces verts de l’université gère l’ensemble de la forêt de manière particulièrement favorable à la biodiversité. Cette orientation est aujourd’hui incarnée par Luc Schmitz, ingénieur forestier responsable du service et Jean-Marc Lovinfosse, technicien forestier, son adjoint. Tous deux naturalistes, ils ont à cœur de développer la biodiversité forestière sur l’ensemble de la propriété, y compris hors réserve naturelle. En effet, les deux principaux axes de la gestion forestière sont la libre évolution et la conversion douce des peuplements résineux en forêt feuillue indigène.  Sur le terrain, le principe de libre évolution est toutefois contraint par les enjeux de sécurité lorsque des chutes d’arbres menacent des voiries et d’autres cheminements variés ou encore des propriétés bâties.

Cette forêt d’agrément largement parcourue par des promeneurs au quotidien est en effet très souvent au contact d’infrastructures humaines qui doivent être protégées. Confronté à des abattages incontournables et sur base des expériences allemandes notamment, Luc Schmitz fait réaliser les premiers « chronoxyles » à partir de la fin de la première décennie des années 2000. Mis en œuvre sur des arbres de grosse dimension (minimum 120cm de C130, circonférence mesurée à 1,3m de hauteur), le principe d’un chronoxyle artificiel est simple. Plutôt que d’abattre un arbre menaçant en le coupant au ras du sol, il est possible, dans certaines situations, de sécuriser cet arbre en réalisant un étêtage à une hauteur de 10 voire 15m selon les configurations rencontrées. Les branches et la tête de l’arbre coupées restent la plupart du temps au sol, là où elles sont tombées, procurant des caches pour la faune et se décomposant au fil du temps. Tandis que l’essentiel du tronc reste quant à lui sur pied. L’objectif n’est pas de conserver l’arbre en vie (ce qui est extrêmement rare et éphémère) mais plutôt de maintenir l’essentiel de la masse de l’arbre sur pied le plus longtemps possible afin de permettre une colonisation progressive et continue par l’ensemble du cortège faunistique et des champignons qui se développent sur des arbres morts. Une intervention qui nécessite l’intervention de grimpeurs-élagueurs expérimentés et qui a nécessairement un coût plus important qu’un abattage classique. Mais c’est aussi un investissement réalisé à long terme puisque ces chronoxyles, notamment grâce à une prise au vent nulle, se maintiennent dans le paysage pendant plusieurs dizaines d’années encore. En 2024, le Domaine du Sart Tilman compte une petite centaine de chronoxyles ainsi artificiellement façonnés, principalement à proximité des chemins et des voiries.

Laisser une place aux témoins du passé

Le plus gros de ces chronoxyles est un hêtre de plus de 5 m de circonférence. Situé non loin de l’Ourthe, il faisait partie du jardin de la maison du forestier local, maison aujourd’hui disparue. Atteint par un champignon, le ganoderme d’Europe, il a été façonné en chronoxyle en 2014 vu le danger manifeste pour la voie ferrée toute proche. Visité en 2024, j’ai eu la chance de découvrir ce fût massif d’environ 8 mètres de haut et colonisé aujourd’hui par de nombreux lézards des murailles qui y prennent volontiers le soleil et chassent des insectes sur des plages de bois dégarnies et bien exposées avant de se réfugier sous les écorces à moitié décollées. Un écosystème original est ici préservé pour de très nombreuses années encore. Nul doute qu’il offrira encore de belles surprises au cours de sa longue vie future.

Les prochains défis sont ici d’intéresser les biologistes du campus et les naturalistes locaux à cette richesse écologique. Dans le même temps, il s’agit aussi de faire comprendre aux visiteurs les choix de gestion, là où la plupart des promeneurs et autres utilisateurs du campus ont une représentation figée de la forêt ou assez peu de considération pour les écosystèmes traversés.

Entre essaimage et amplification

Pendant ce temps-là, ça bouge pas mal du côté des gestionnaires forestiers liégeois. Arrivé sur le triage de Seraing il y a 10 ans, Simon Denil est notamment en charge de la forêt domaniale indivise de la Vecquée, propriété de la Région wallonne et de la Ville de Seraing. Une forêt ancienne composée  majoritairement de hêtraies sur taillis et qui s’étend sur près de 600 hectares. Quand il découvre la démarche chronoxyle menée au Sart-Tilman, il a assez vite le souhait de l’étendre à chaque opportunité qui se présente à lui. Il a cette sensibilité pour la biodiversité forestière, sa hiérarchie également.

Protéger et réfléchir à long terme

Les permis d’urbanisme, les projets exceptionnels comme l’aménagement de ligne électrique mais aussi les interventions de sécurisation lui permettent de créer des chronoxyles, de conserver des tas de bois morts, de créer des incubateurs ou encore d’éviter les dessouchages un peu partout sur son triage. Il pense désormais densification du maillage et même renouvellement du stock de bois mort pour éviter de créer des pièges écologiques. Un tas de bois aussi conséquent soit-il au départ, finira par être complètement mangé au bout de 10 ou 15 ans. Il faut donc prévoir des structures proches pour prendre le relais et éviter les culs de sac écologiques pour des espèces dont le rayon de dispersion est parfois assez réduit, pas plus de 200 mètres pour une femelle de lucane cerf-volant par exemple. Le lucane est un coléoptère emblématique et impressionnant que Simon a à cœur de mettre en avant auprès des citoyens, de ses collègues ou encore des administrations communales lors de formations qu’il dispense conjointement avec un expert du DEMNA. Il n’hésite d’ailleurs jamais à proposer des visites pédagogiques à la carte aux nombreux groupes de marcheurs qu’il croise dans cette forêt péri-urbaine qui remplit littéralement le rôle de poumon vert. Simon connaît souvent les prénoms des gens qu’il croise et il a toujours un mot qui crée du lien entre eux et avec la forêt. Une forêt portée sur la préservation du patrimoine naturel de longue date puisque en son sein, le Plateau des sources est classé comme site patrimonial depuis les années 1960. Une orientation confirmée en 2024 avec la reconnaissance de la nouvelle réserve naturelle domaniale du Plateau des sources sur une centaine d’hectares dont une zone noyau en réserve intégrale, limitant les interventions humaines à la sécurisation des chemins. La force de cette « nouvelle » réserve est bien cette continuité de vision pour mettre en avant le vieillissement de la forêt, conserver des gros arbres mais aussi voir se dérouler le cycle naturel d’écroulement et de régénération naturelle.

A l’échelle de son triage et à l’image de la stratégie du cantonnement DNF de Liège, Simon souhaite aller plus loin à l’avenir en généralisant le maillage des arbres-habitats (incluant les arbres morts debout/couché et les arbres d’intérêt biologique) pour atteindre une densité de 10 arbres à l’hectare, y compris en forêt de production. Il aimerait aussi que l’on renonce au marquage des arbres conservés pour ne pas artificialiser la forêt, pour préserver la santé des agents (gaz nocifs dans les bombes de couleur), avec pour effet de faire rentrer encore un peu plus les arbres morts et les arbres d’intérêt biologiques dans le paysage forestier « normal ». Le contrôle du respect des engagements étant réalisé par un échantillonnage aléatoire périodique. L’idée est à saluer même si elle nécessite de la part de chaque forestier mais aussi chaque exploitant une intégration intime des objectifs de conservation pour garantir le respect permanent des arbres à préserver. Pour lui, le volume de bois mort va encore fortement augmenter spontanément dans les années à venir, ce qui renforce la nécessité de communiquer sur le sujet.

Une forêt sauvage aux portes de la Ville

Quand on lui demande ce qu’il ressent dans la zone de protection du Bois de la Vecquée plus qu’ailleurs, Simon répond immédiatement : « on se sent clairement plus dans la nature ». La zone protégée a l’avantage d’être loin dans le bois, il faut donc véritablement s’enfoncer dans la forêt pour la découvrir. Il y a donc une transition progressive qui permet à chacun de s’immerger jusqu’où il le souhaite, y compris jusqu’à la forêt sauvage. Pour Simon, la forêt laissée à sa libre évolution prend tout son sens, c’est vraiment de la forêt. Les arbres enchevêtrés, les massifs de ronce qui obstruent le passage, une régénération dense qui côtoie parfois des vétérans à la ramure tourmentée : ce paysage-là offre des images fortes qui marque les esprits et incite au respect. Vaste et sauvage, voilà à quoi ressemble la forêt que Simon recherche et pour laquelle il travaille chaque jour.

A l’avenir, Simon espère que des gros arbres se maintiendront en forêt malgré la mortalité et les dépérissements en cascade liés aux chocs climatiques. De son côté, il aimerait se former de manière plus pointue au micro-dendrohabitats pour mieux orienter le choix des futurs arbres habitats et procéder au renouvellement de ce maillage vital et dynamique.

Ce qu'on y aperçoit...