Laisser revenir une forêt primaire en Europe occidentale ? En est-on encore capable ?

En 2019, Francis Hallé, un botaniste français renommé, a pris son bâton de pèlerin pour lancer un projet un peu fou. Recréer une forêt primaire* en Europe occidentale sur une surface d’environ 70.000 hectares.

Quand on sait à quel point nos forêts sont exploitées de manière parfois particulièrement intensives (plantations monospécifiques et exotiques, drainage, amendements, rotations raccourcies, etc.), on peut avoir des doutes sur la manière de s’y prendre. C’est pourtant assez simple. Car il s’agit principalement de ne rien y faire … pendant 700 à 800 ans ! Loin d’être farfelue ou déraisonnable (1), cette quête est aussi une manière d’interroger la mainmise humaine sur le moindre mètre carré de nos territoires.

Si dans un premier temps, l’idée a été reçue avec intérêt et un brin de curiosité (2), des oppositions ont bien vite émergé. La remise en question des pratiques forestières n’est pas acceptée par tous. Certains forestiers et producteurs de bois (3) se sentent directement visés par cette proposition de lâcher-prise, même localisée. A les lire, ce projet de sanctuaire (4) menacerait l’ensemble de la filière bois et mettrait en danger le combat contre le réchauffement climatique. Rien de moins.

L’association française cherche à présent à atterrir et à asseoir le projet sur le très long terme. D’où la proposition d’identifier un territoire transfrontalier impliquant idéalement deux voire trois pays. Des zones potentielles sont explorées et des acteurs ouverts à la discussion sortent du bois. C’est notamment le cas depuis 2023 dans la région de la botte de Givet. Mais à mesure que des propositions de territoire se dessinent, c’est une nouvelle fronde qui s’organise. Le positionnement d’un député républicain des Ardennes interrogé par la RTBF dans son reportage du 27 mars 2024 (5) est sans appel : Dans le département des Ardennes françaises, 92% des communes ont délibéré contre cette forêt primaire. J’ai moi-même organisé une pétition qui a réuni 11.000 signataires sur ce territoire pour dire non à cela.”. Un positionnement relayé côté belge par un député socialiste concerné par la zone : “L’écologie dogmatique, elle a a fait son temps et ça doit cesser.”  Finis les commentaires polis et les discours lissés, le soutien politique local est pour le moins… mitigé.

Pourtant la démarche est bien plus qu’une expérience humaine inédite et ses bienfaits sur une biodiversité à l’agonie sont évidents. L’émergence d’un tel projet dépasse largement le cadre de la conservation de la nature. Le débat est aussi philosophique, économique et surtout largement prospectif.

Si le périmètre de cette forêt primaire n’est pas encore connu, il faut reconnaître que les porteurs de cette idée ont le mérite de réinterroger notre relation au vivant en remettant le temps long et la dynamique naturelle au centre des enjeux d’une cohabitation entre l’homme et la nature.

Les recherches de partenariat et de terrains se poursuivent, espérons que ce beau projet verra le jour rapidement et que le territoire wallon sera fier d’en faire partie.

 

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* Une forêt primaire est une forêt non exploitée et où la main de l’homme est peu ou pas visible. Pourquoi le projet Chronoxyle s’y intéresse ? Car dans une forêt primaire, le bois mort est aussi abondant que le bois vivant. Comme on manque cruellement de bois mort aujourd’hui, un tel projet serait un moteur incroyable pour restaurer la biodiversité forestière mais pas seulement.

(1) Le projet dans son ensemble est porté par une association créée dans cet objectif et sur le site de l’association : https://www.foretprimaire-francishalle.org/

(2) Voir notamment un reportage au sujet de ce projet en 2021 réalisé par la RTBF : https://www.rtbf.be/article/francis-halle-pour-recreer-une-foret-primaire-en-europe-il-ne-faut-rien-faire-juste-laisser-la-nature-travailler-par-elle-meme-10662865

(3) Lire notamment cette opinion de deux ingénieurs agronomes https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-sacraliser-la-foret-est-une-mauvaise-idee-1354698

(4) Il est important de noter que ce projet n’est pas une mise sous cloche absolue. L’objectif est d’y laisser s’y développer les dynamiques naturelles sans récolte de bois mais il n’est pas question de mettre l’homme purement hors de ce territoire. C’est la concertation des acteurs locaux qui devra en redéfinir les usages :  https://www.foretprimaire-francishalle.org/faq/

(5) Reportage de la RTBF du 27/03/2024 : https://www.rtbf.be/article/70000-hectares-de-foret-primaire-a-la-frontiere-franco-belge-un-projet-ambitieux-mais-rejete-du-cote-francais-11349816