Une propriété privée au service de la biodiversité
Respirer au cœur de la « sylve »
ReSpyrisylve est le nom original donné à cette propriété forestière qui s’avance telle une relique sauvage dans un paysage composé aujourd’hui majoritairement d’agriculture intensive et de zones urbanisées. Cette forêt feuillue privée a été achetée en 2009 dans un objectif familial : permettre aux enfants de grandir à son contact pour un jour leur transmettre ce patrimoine plus naturel que financier. Le choix de la famille s’est porté ici car ces huit hectares intégralement composés de feuillus indigènes présentaient un très bon potentiel biologique. Cartographiée comme forêt ancienne subnaturelle* et comprise dans le site Natura 2000 de la Vallée de l’Orneau**, l’endroit offre deux facettes radicalement différentes. Un plateau installé sur un sol limoneux et profond avec des arbres qui y grandissent rapidement et un versant, bien prononcé par endroit, au sol superficiel où la roche calcaire affleure et influence largement l’ensemble de la végétation forestière.
Laurence Delahaye porte ici deux casquettes bien différentes. Celle de la scientifique et pédagogue spécialisée en écologie forestière qui constitue sa vocation professionnelle (epiphytia.be) à laquelle vient s’ajouter, à Spy, celle d’une propriétaire forestière désireuse de gérer au mieux ce patrimoine tout en laissant les processus naturels évoluer le plus librement possible. Cette juxtaposition est parfois délicate mais elle est aussi riche car elle laisse émerger d’autres défis et éveille à la remise en question.
Laurence connaît par cœur les habitats naturels forestiers qu’elle voit évoluer dans ce bout de forêt : la chênaie charmaie sur le plateau, l’érablière de ravin dans le versant et des lambeaux de frênaie alluviale dans le bas de ce versant. Dès le départ, la volonté a été de conserver cette zone boisée et sauvage tout en s’autorisant, ponctuellement, à exploiter quelques arbres.
Le bois mort s’installe
Assez vite après l’acquisition, des mortalités sont observées sur des bouleaux et des merisiers arrivés en fin de cycle dans une forêt au couvert forestier bien dense. Une question se pose alors : que faire de ce bois encore valorisable ? Finalement, il est décidé de le laisser sur place pour nourrir le sol. En 2012, un premier marquage des arbres morts et des arbres d’intérêt biologique dans le cadre de la mise en œuvre de Natura 2000 montre en effet que la propriété atteint tout juste les normes imposées 3*. Malgré une volonté d’évolution naturelle et la faiblesse d’exploitation depuis plus de vingt ans, la dynamique naturelle n’a pas encore permis, à l’époque, de diversifier davantage le peuplement. Ce constat agit comme un moteur pour Laurence qui décide en 2017 de placer l’ensemble de la propriété en réserve intégrale (dès 2012, l’érablière de ravin était en réserve intégrale soit environ 20% de la propriété). Rapidement toutefois, la chalarose 4* décime de nombreux frênes et le volume de bois mort, tant sur pied qu’au sol, explose.
Agir pour conserver la forêt naturelle
Aujourd’hui, le suivi d’une propriété forestière n’est décidément pas un long fleuve tranquille. En 2023, plusieurs chênes pédonculés du plateau dépérissent et finissent par mourir. Ces arbres vraisemblablement issus de plantation 80 ans plus tôt, d’origine inconnue mais potentiellement peu adaptée, subissent aujourd’hui de plein fouet les perturbations climatiques majeures produisant des stress hydriques à répétition. Laurence est quelque peu déboussolée par ces évolutions trop rapides vécues comme des agressions à une forêt qu’elle connaît comme sa poche et où elle et ses filles ont tissé des liens émotionnels forts. Elle envisage désormais d’intervenir ponctuellement pour ralentir quelque peu l’évolution naturelle.
Consciente du paradoxe de ses propres intentions, Laurence estime que l’on touche ici à un frein essentiel vers plus de libre évolution en forêt. Les modifications brutales actuellement vécues en forêt et induites par les changements climatiques sont trop rapides pour permettre à des personnes sensibles à l’évolution de leur forêt de les accepter sereinement.
Sans remettre tout en cause, elle pense sortir de la réserve intégrale pour une partie de la propriété de manière à pouvoir exploiter quelques chênes, moins d’une dizaine, qui seraient transformés et valorisés localement. Une exploitation qui aura pour effet de réduire la concurrence entre les chênes pour leurs permettre de survivre. Sa préoccupation pour y arriver sera de limiter l’impact de la coupe, elle connaît déjà le bûcheron et le débardeur qui pourraient intervenir ; des personnes consciencieuses qui travailleront en abîmant le moins possible. Elle hésite encore à faire scier les grumes sur place pour réduire encore l’impact tout en redoutant le tassement de sol induit par le poids de la scie mobile et de la manutention. Ces points d’attention s’ajoutent aux tiraillements intérieurs de la propriétaire partagée entre la volonté de conserver un paysage forestier intact et celle de respecter une dynamique naturelle qui malheureusement accélère comme jamais. Le compromis est étroit pour rester aligné. Elle n’envisage d’ailleurs aucune plantation mais compte profiter de la régénération naturelle pour repeupler sa forêt qui respecte les principes de Pro Silva 5*.
A la recherche de la véritable richesse forestière
Pour Laurence, aucun doute possible, la richesse d’une forêt comme la sienne est dans le sol, c’est là que se loge le pouvoir nourricier qui va permettre à la forêt de se régénérer et de s’adapter aux bouleversements futurs. Une autre richesse de “sa” forêt se trouve dans les expériences multiples vécues ici depuis 15 ans maintenant. Des expériences et observations personnelles, d’autres vécues avec sa famille et d’autres encore partagées avec les nombreux stagiaires qu’elle accueille pour des formations longues autour du fonctionnement de l’écosystème forestier et de tous les êtres vivants qui y habite. Autant de graines qu’elle sème et qui incitent parfois d’autres personnes à devenir propriétaire dans une optique de préservation de la nature. A côté de ces éléments, la valeur financière du peuplement est plus accessoire, même si elle a changé de regard en tant que propriétaire, même si elle est consciente qu’une forêt coûte de l’argent et même si elle fait le constat qu’elle paie aussi pour l’ensemble de la société. En effet, tous les habitats naturels préservés chez elle bénéficient à une série d’espèces dont une bonne part sont en danger et qui essaiment autour de la propriété.
Observatoire naturel
Mis à part une étude spécifique sur les carabes et un inventaire en cours des champignons lignicoles, il n’y a pas eu jusqu’ici d’inventaire précis pour certains groupes d’espèces au sein de la propriété. Toutefois, chaque passage au bois permet des observations ponctuelles, notamment chez les oiseaux. Les pics sont particulièrement présents, le pic noir notamment parcourt le site et les alentours où il trouve d’anciennes plantations de pin. L’épeiche, le vert et même le mar complètent le tableau. Il ne manque plus que l’épeichette, déjà présent non loin du site. La chouette hulotte et le hibou moyen-duc sont également fréquents et certainement nicheur, le grand-duc y est observé en passage. Des terriers de blaireau sont présents sur le site et font l’objet de toutes les attentions car leur présence reste fragile. La dynamique actuelle va continuer à faire évoluer la forêt, Laurence espère y voir arriver une régénération d’orme et l’apparition du peuplier tremble, une essence qu’elle adore, notamment pour son large cortège d’espèces associées. Chez les insectes, c’est le lucane cerf-volant dont elle espère le retour hypothétique et pour lequel elle conserve de grosses souches de chêne. En continuant à rêver à sa forêt de demain, Laurence pense aussi à la martre, cet animal extraordinaire, véritable symbole des forêts profondes. Car c’est aussi une de ses aspirations, que les parcelles voisines soient un jour reboisées pour recréer une continuité spatiale dans le paysage et faciliter la préservation du vivant. Autant d’évolutions naturelles qui pourraient peut-être réconcilier la propriétaire avec les bouleversements actuels. Car son point de vue évolue dans cette école permanente du lâcher prise.
Avec les années, cette forêt voulue comme forêt école prend forme, le cycle vie-mort-vie se déploie pleinement et la différence avec les forêts voisines se marque toujours davantage.
* Les normes minimales à respecter pour une forêt feuillue privée située en Natura 2000 sont de deux arbres morts de plus de 40 cm de circonférence à 1,5 m de haut par hectare (debout ou couché) et d’un arbre d’intérêt biologique par deux hectares. Voir le point sur les obligations légales à la page Ressources.
** Le site Natura 2000 dans lequel se trouve la propriété est le site BE35002 Vallée de l’Orneau, plus d’information sur la qualité biologique de cet ensemble de plus de 300 hectares : ici
3* Une forêt ancienne subnaturelle est une zone qui est restée boisée sans discontinuer au moins depuis le ressac forestier au 18° siècle et vraisemblablement depuis plus longtemps encore. Le qualificatif subnaturel précise que la végétation forestière qui est observée dans ce bout de bois est relativement proche de la forêt spontanée qui pourrait s’y trouver sans intervention humaine. Aujourd’hui, on repère les indices de cette forêt ancienne notamment dans la flore forestière présente en sous-bois : la jonquille, l’anémone sylvie ou encore le sceau de Salomon qui sont présents en abondance démontrent sa continuité forestière.
4* La chalarose est une maladie provoquée par un champignon spécifique au frêne qui a fait son apparition en Europe de l’Est dans les années 1990 et qui s’est répandue très rapidement. Elle s’attaque aux arbres de tous âges et aboutit la plupart du temps à la mort prématurée.
5* Pro Silva n’est pas un label ou une certification mais simplement un mode de gestion sylvicole proche de la nature. Pas de mise à blanc ni de plantation artificielle, une forêt Pro Silva favorise le développement naturel de la forêt avec une exploitation qui conserve le couvert en continu. Une association rassemble ses membres en Wallonie : Pro Silva Wallonie.