Chevetogne : un Domaine provincial conscient de sa biodiversité forestière
Un forestier à l’écoute de la forêt dans sa diversité
Nous voici au « Gros Bois » en compagnie de Pierre Hanse, agent forestier sur le triage de Chevetogne depuis les années 1990. Ce bois est inclus dans le Domaine Provincial de Chevetogne. Un domaine récréatif, propriété de la Province de Namur et qui s’étend sur 550 hectares, à mi-chemin entre Ciney et Rochefort. Le Domaine est un ensemble paysager et naturel largement boisé, la forêt soumise au régime forestier couvre ici 360 hectares, soit les deux tiers de la surface du site gérés par le Département Nature et Forêts*. Une forêt que Pierre connaît comme sa poche, non seulement ses arbres mais aussi ses communautés d’oiseau, sa flore, la diversité de ses champignons, etc.
Pour un forestier naturaliste comme lui, le Code forestier adopté en 2008 a représenté une opportunité nouvelle. En effet, au sein de la propriété provinciale, il y avait ce bois particulièrement diversifié et bien pourvu en vieux arbres, constituant une forêt ancienne en ce sens qu’elle n’a jamais connu de période de déboisement depuis plusieurs siècles. De plus, pour des raisons historiques diverses, cette portion de la forêt provinciale a été relativement peu exploitée. La zone n’a notamment connu qu’une seule coupe feuillue depuis 1990.
L’obligation de définir des réserves intégrales vient donc à point nommé pour accroître la dynamique conservatoire déjà en place. C’est la détermination de Pierre qui a permis d’aboutir à la délimitation dès 2011 d’une vaste réserve intégrale de 76 hectares à cet endroit. Une forêt dominée à 90% par le chêne pédonculé et le hêtre commun, ce qui n’empêche pas d’y retrouver des milieux très différents en fonction du sol, de l’exposition, de la pente, etc.
Nouvelles alliances : paysage et biodiversité
Du côté de la direction du Domaine, c’est la volonté de réduire l’impact paysager qui motive le soutien à la réserve dans un premier temps. Les recettes de l’exploitation du bois qui représentent environ 50.000 euros par an à l’échelle du Domaine sont ici mises en balance avec les inévitables balafres générées par les exploitations. La création de la réserve intégrale est donc perçue comme une opportunité de réduire les agressions visuelles dans des paysages dédiés aux loisirs et au ressourcement. Chevetogne accueille également de nombreuses classes de forêt qui bénéficient dans la réserve d’un magnifique laboratoire à ciel ouvert permettant d’explorer d’innombrables sujets en lien avec l’écologie forestière.
Qui dit réserve intégrale dit absence de coupe d’arbre pour laisser toute la liberté à la dynamique forestière. Une règle d’or assortie de deux accommodements : dégagement ultra léger du sentier didactique qui le parcourt et visite annuelle de la bordure de la réserve vers le camping pour coucher les arbres menaçants. A chaque passage sur le chemin, Pierre a d’ailleurs l’habitude de déplacer les branches mortes pour marquer le cheminement, ce qui rend le parcours encore un peu plus bucolique. Une exception aussi malgré tout, le périmètre des 76 hectares englobe aussi trois hectares de douglas et de mélèzes ajoutés pour la cohérence de l’ensemble et qui seront encore exploités lorsqu’ils arriveront à maturité.
Avec le recul, Pierre est fier du travail accompli pendant sa carrière au Domaine provincial de Chevetogne en faveur de la biodiversité. Les 76 hectares de réserve intégrale s’ajoutent en effet aux 10 hectares de réserve naturelle domaniale gérés en faveur de la nature. Il a beaucoup de plaisir à parcourir ce sentier qu’il a en partie tracé lui-même et qui passe par ses coups de cœur dont un colossal sorbier des oiseaux de 135 cm de circonférence (réflexe sylvicole de prendre les mensurations de ses arbres préférés) et un bouleau verruqueux tout aussi impressionnant mais dont il ne reste aujourd’hui que la quille suite au passage d’une tornade. Un événement traumatique impressionnant qui a en partie modifié le paysage de la réserve mais qui l’a également enrichi et diversifié, en augmentant le volume de bois mort disponible et en complexifiant la structure forestière encore marquée par les désirs de futaie bien rangée du sylviculteur. D’ailleurs son sorbier fétiche a lui aussi disparu après un bon coup de vent. Cette école du lâcher prise ouvre une porte sur une autre relation à la nature, celle où l’homme est en retrait, observe, ressent. L’absence de trace d’exploitation, la discrétion du cheminement, tout est fait pour se rapprocher de la naturalité de la forêt. Quand il s’y balade, Pierre n’y ressent pas autre chose : « ici, c’est la communion et la symbiose avec la nature qui m’envahit ».
Avenir incertain pavé d’espoirs
Dans les années à venir, le Gros Bois va continuer à évoluer, à vieillir, à se régénérer, avec certainement de belles surprises à la clé. Parmi les espèces attendues avec beaucoup d’espoir, il y a les gobemouches : « le gobemouche nain ou même le noir, je serais déjà super heureux car chez les pics, toutes les espèces sont déjà présentes ou presque ». Ces gobemouches sont en effet les emblèmes de la forêt naturelle, feuillue, claire et largement pourvue en cavités, qu’elles soient naturelles ou creusées par des pics. Bien d’autres espèces seront observées dans la réserve intégrale dans les années à venir comme la salamandre terrestre qui pourrait y faire son retour dans cette vieille forêt riche en bois mort, surtout si une baisse de la densité de sanglier permet de réduire la pression sur les fonds humides.
Même si l’avenir de la forêt est largement questionné par les bouleversements climatiques en cours, il y a à Chevetogne une fierté d’avoir pu créer une des plus grandes réserves intégrales de Wallonie avec une promesse. Celle de cultiver l’humilité chez le forestier mais aussi auprès de l’ensemble de la population qui pourra venir y découvrir comment la forêt arrive à « se gérer toute seule ». Une volonté ambitieuse animée d’une conviction forte : la forêt en libre évolution est un atout pour l’ensemble de la société et notamment dans la lutte contre les changements climatiques : stockage important de carbone**, bénéfices hydriques énormes en facilitant la rétention et l’infiltration en cas de fortes pluies, etc. Les apports d’une forêt en libre évolution sont surprenants et diversifiés, comme le démontrent de nombreuses études. La protection à long terme de vastes zones boisées qu’on laisse évoluer naturellement répond donc à ces nombreux enjeux. Chevetogne montre la voie.
Une forêt à la croisée des chemins de la conservation
Le cap de la conservation de la nature est à présent clairement adopté au Domaine provincial de Chevetogne. Pour les années à venir, un espoir plus administratif voire politique se fait jour. Celui de voir le statut de la réserve intégrale renforcé en désignant au même endroit une réserve naturelle domaniale, en gestion intégrale. Cette reconnaissance supplémentaire aurait en effet pour conséquence d’asseoir à plus long terme voire définitivement l’orientation conservatoire ; la réserve intégrale du Code forestier pouvant quant à elle être remise en question lors de la révision de l’aménagement.
Fort de cette orientation claire, des outils touristiques spécifiques pourraient être développés pour mieux valoriser la zone auprès du public et l’inciter à partir à sa découverte en respectant sa quiétude.
* Comme toute forêt propriété d’une entité publique, une propriété forestière provinciale est « soumise au régime forestier » suivant le jargon en vigueur et est dès lors gérée par l’administration régionale, à savoir le DNF.
** Le stockage de carbone en forêt a lieu dans la biomasse aérienne (qui tend à augmenter avec l’âge de la forêt et la complexité de sa structure) mais aussi dans les sols (quantité qui continue à augmenter sans exploitation).